Aujourd'hui, je vous raconte une anecdote que j'ai vécue il y a quelques années, alors que je travaillais en boutique de prêt-à-porter. Une anecdote pas du tout anodine mais au contraire emblématique de situations que je rencontre de temps à autre, et surtout révélatrice de l'emprise de certain·es de nos proches.
Dans le type de boutiques où je travaillais, on ne vous demande pas seulement de réaliser « de belles ventes » — comme on dit dans le jargon commercial — autrement dit, un chiffre d'affaire important. Mais aussi on exige aussi d'apporter des conseils personnalisés à la clientèle, gage de qualité pour l'enseigne. Deux objectifs parfois contradictoires, vraiment, puisque réellement bien conseiller une personne peut revenir à la dissuader de ne pas acheter des pièces sur lesquelles elle avait jeté son dévolu. Il faut être capable alors d'apporter une solution de rechange, qui, elle, doit être absolument convaincante pour déclencher l'acte d'achat en même temps que la satisfaction de la cliente.
Sachant que le problème peut se situer à plusieurs endroits : la couleur (lorsqu'un article existe en plusieurs coloris), le style — très délicat car il requiert de comprendre la personnalité et la vie (un minimum) de la personne — ou encore la taille — paramètre particulièrement sensible puisqu'il touche à la silhouette, au corps de la personne.
Dans l'épisode que je vous relate, j'ai affaire à une femme, qui entre dans la boutique avec ce qui me semble tout de suite être son compagnon. Celui-ci prévient rapidement qu'il a une courte course à faire un peu plus loin dans la rue et qu'il reviendra ensuite. Je commence à m'entretenir avec la dame, qui a envie d'une robe. Je lui montre plusieurs modèles qu'elle est d'accord pour essayer. Je lui demande sa taille habituelle, évaluant ses besoins à un 38, alors qu'elle m'annonce un 40. Un peu surprise, mais un peu stratège aussi, je l'informe que les articles taillent plutôt grand dans notre enseigne, et je lui place en cabine les deux tailles, en lui conseillant de commencer par le 38.
Elle semble surprise, mais pas gênée : quelque chose de pétillant dans son regard, rien du dégoût qui peut se manifester lorsqu'on se ne se trouve pas du tout à son avantage. Je m'assure qu'elle trouve son confort, l'invitant à marcher, s'asseoir, s'imaginer dans ses mouvements du quotidien. Elle passe les autres modèles, et, à chaque fois, c'est le même résultat. Je me réjouis… C'était sans compter l'avis de son compagnon… qui refait son apparition à la fin du premier essayage.
« Je trouve qu'on te voit beaucoup, non ? », fait-il. Je lui demande alors ce qu'il veut dire par là, m'interposant de fait entre lui et sa compagne. « Ben, on voit vraiment ses formes, c'est pas un peu too much ? ». Et moi, en m'adressant à la cliente : «Vous avez de très jolies formes féminines, ça serait dommage de ne pas les mettre en valeur ! C'est un peu nouveau pour vous mais vous vous sentez à l'aise, non ? C'est près du corps mais pas moulant, ça reste élégant » et à son compagnon : « Regardez, elle est splendide ! Si on prend plus grand, elle va disparaître dans ce modèle et, pour cette autre robe, ça va lui donner un côté austère. » Mais je sens qu'il faut que je les laisse un peu discuter entre eux, et, je dois de toute façon m'occuper d'une autre cliente qui vient d'entrer. Du coin de l'œil, je vois la femme essayer la robe en 40, et s'examiner de nouveau, sous le regard de son compagnon. Au final, elle vient me voir en me disant qu'elle a besoin de réfléchir, même si elle se rend compte qu'elle se plaît beaucoup avec la taille 38. Et je ne connais pas encore la fin de l'histoire, mais, sur le moment, je mesure à quel point le regard de nos proches peut être lourd, et comme il est difficile de s'y soustraire. Et comme cela est destructeur…
Le regard porté sur nous par nos proches diffère en fonction des relations que nous avons avec ces personnes. En gros, on peut distinguer trois cas :
C'est le cas de l'histoire que j'ai racontée plus haut(*). Cette emprise psychologique est puissante : notre conjoint·e nous a persuadé.e — ou nous nous sommes laissé.e persuader — qu'il/elle seul·e connaissait notre style, et même notre taille — bref, il/elle sait mieux que nous, et mieux vaut s'en remettre totalement à il ou elle. Et comme nous sommes en partie responsable de notre soumission et que la charge affective est considérable, il nous est bien difficile de sortir de notre rôle au sein de notre couple. D'autant, que, par ailleurs, pour certain·es, cette soumission est plutôt agréable car elle permet de déléguer à quelqu'un d'autre des décisions dans un domaine qui ne nous intéresse pas.
Le problème de fond, c'est que cette personne a ses propres filtres, idéaux, et rêves sur/pour nous. Elle nous manipule de façon à ce que nous nous conformions à SON idée de nous. Il/elle peut projeter ses propres complexes ou ses peurs sur nous (et qui a besoin de ça ??). Dans mon histoire, l'homme sous-entend que prendre des vêtements plus près du corps fait vulgaire, alors qu'il a probablement peur que sa compagne se mette trop en valeur, qu'on la voie vraiment, avec le risque que quelqu'un d'autre ne la lui « prenne ». On est bien d'accord que ça n'est pas en la « cachant » qu'il va garder son estime et son amour.
En tout cas, même si elle/il ne le fait pas consciemment ni dans une optique malveillante, ça reste une influence toxique.
À vous qui avez tout de même envie d'exercer votre libre arbitre en matière d'habillement mais qui n'osez plus le faire de peur de bouleverser radicalement le rapport à votre conjoint·e, je vous invite à vous demander si abandonner toute recherche de style personnel met réellement en danger votre couple. Sans doute non, si votre conjoint·e vous aime effectivement. Alors, pourquoi ne pas faire évoluer non seulement votre habillement mais aussi votre relation de couple, de manière à maintenir tout cela bien vivant ?
Eh oui, même lorsqu'on est adulte ! Ce regard peut lui aussi exercer une censure par rapport à votre mise en valeur (vous deviendriez peut-être au moins aussi beau/belle ou intéressant·e que votre parent) mais il touche bien souvent aux sommes dépensées en matière d'habillement.
Dans tout cela, il est question d'indépendance et d'affirmation de soi. Certains parents ne peuvent admettre que leurs enfants exercent leur propre puissance, voire, soient plus épanouis qu'eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, le résultat est souvent un style timide et fade. On peut alors être décemment habillé.e mais manquant singulièrement de personnalité. Alors même que, dans certains cas, vous avez les moyens financiers et vous gérez correctement votre budget, vous n'osez pas même essayer des articles d'une gamme de prix plus élevée. Ce qui a pour conséquences de ne pas explorer toutes les pistes possibles pour vous et ne pas évoluer — alors que le vivant change perpétuellement.
Ce sont ces personnes qui commencent généralement leurs phrases par « Moi je », pour parler SUR nous. Ils et elles incarnent la bien-pensance, qui porte sur aussi bien les couleurs, que les motifs, le style, le degré de formalisme, les coupes, les matières, la composition des tenues, bref tous les paramètres de l'habillement ; ils et elles ont aussi un avis sur ce que devrait porter un homme ou une femme en fonction de son genre.
Je précise que ces avis sont alors assénés de façon à ne laisser aucune place à la discussion, même lorsqu'ils se présentent sous forme de questions (purement rhétoriques, en réalité) : « C'est quoi cette veste, tu vas à un entretien d'embauche ? », « T'as pas un peu chaud avec toutes ces couches de vêtements ? », « Tu devrais mettre une ceinture noire avec cette robe verte, ça ferait classe », « Moi, à ta place, je mettrais des talons hauts, c'est tout de même plus féminin », « T'as pas un problème avec ta jupe, elle est plus longue d'un côté que de l'autre ? Ah, c'est asymétrique. Ben, ça fait un drôle de style ! »
Ces remarques, qui relèvent en fait de l'attaque, ne sont pas destinées à vous aider ou vous valoriser. Elles ne font que révéler l'insécurité des personnes qui les émettent. Insécurité en rapport avec leur propres références et même leur propre identité. Si elles remettent en question vos choix, c'est qu'elles ne sont pas vraiment sûres des leurs. Parce que c'est plus facile de procéder ainsi.
Si vous sentez en vous-même l'envie de vous habiller de façon personnelle alors même que vous avez habitué vos proches à un détachement total en la matière, il n'est pas aisé d'assumer votre nouvel engouement. Car vous percevez sans doute que cela peut relever de la trahison des valeurs communes que vous êtes censé.es partager avec ces personnes.
Le problème est si complexe qu'il peut révéler qu'on n'accorde à la fois trop d'importance à la façon de s'habiller et pas assez. Nous connaissons toutes et tous des gens qui déclarent se moquer éperdument des vêtements. Mais ce sont souvent eux qui vous mettrons dans les cases les plus étroites et vous colleront les étiquettes les plus grosses, juste en fonction de votre façon de vous habiller.
Or, le poids de ces regards affecte négativement notre confiance en nous-même.
D'autant plus que les avis et remarques tombent sur nous par surprise, et souvent sous couvert de l'humour. Parce qu'on rit des vêtements des autres dès la petite école, c'est devenu une habitude ! On se moque de celui ou celle qui n'a pas le bon jean, la bonne paire de sneakers, le bon sac… bref, celui ou celle qui s'habille différemment. Certain·es de nos proches aimeraient nous faire rentrer dans le rang. Comme eux-mêmes se sont conformés à ce qu'on attendait d'eux, être associés à ce qu'ils considèrent comme de la marginalité et de l'audace mal placée les perturbe.
Prendre conscience de ces mécanismes peut heureusement nous amener à une certaine compassion, et, du même coup, une sensibilité atténuée au regard de nos proches.
Face aux personnes avec lesquelles les enjeux sont particulièrement forts : réalisez une évolution vers votre style progressive. Elle sera d'autant mieux intégrée par vous-même.
Aux personnes qui proclament un désintérêt total vis-à-vis de l'habillement : rappelez-leur que « ce ne sont que des fringues » et qu'elles sont les premières capables de relativiser leur importance.
Et enfin, accueillez toute remarque désobligeante avec recul et bienveillance. Cela passe par la discussion avec les personnes qui les émettent : posez des questions sur leur rapport à l'habillement, partagez ce qui vous plaît dans votre démarche, que ce soit au sujet de votre style ou du budget que vous investissez dans votre habillement. La sincérité et l'authenticité sont bien souvent désarmantes.